Argumentaire

I-L'identité et le travail de mémoire

La mémoire définit l'identité de l'être. Elle est la constellation des souvenirs du passé, l'identification présente individuelle et collective à ce passé et le prolongement dans un futur reconnaissant et réconciliateur. Le triumvirat : passé, présent et futur assurent le transfert du savoir identitaire à travers une mémoire conciliante et consubstantielle, à la collectivité aussi bien qu'à l'individu. À cet effet, toute mémoire s'ensuit des réminiscences d’une histoire endoxale, longtemps tue ou encore tombée dans les oubliettes, de manière volontaire ou non. Se souvenir rendra donc ce passé vivant et réitérera le travail de mémoire en hommage posthume.

L’articulation entre le temps, la mémoire et l’identité permet, à ce titre, de redonner vie à des destins individuels et collectifs, de se départir d’un passé parfois douloureux, tout en le mettant à l’abri de toute forme de manipulation. Il est effectivement question de porter un regard critique sur son histoire et de cultiver une forme de conscience collective à même de se garder de toute « dérives mémorielles.» (Paul Ricoeur, 2000, 108). Si le travail rétrospectif sur la mémoire tisse incontestablement les fils d’une histoire commune, il peut être aussi sujet à des interprétations idéologiques, culturelles et politiques. Assumer cette mémoire dans sa complexité fait, par conséquent, partie intégrante des défis inhérents à la question identitaire, examinée souvent sous la loupe des valeurs et représentations actuelles.

Dans ce sens, l’acte d’écrire se profile lui aussi, en devoir pour libérer la parole et sceller un pacte entre le passé et le présent d’une part, entre l’intime et l’extime de l’autre. Dès lors, écriture, mémoire et identité se rencontrent dans des témoignages révélateurs d’une époque, de ses pensées, ses affectivités et sa conscience. Nous pouvons dans cette optique penser le rôle de l’écriture comme mémoire (Derrida, 1967, 91) et celui de la mémoire comme marqueur identitaire, immortalisé par l’écrit. Les trois constituent finalement une vraie dynamique dans la formation de la conscience culturelle et humaine.

II-Le patrimoine comme vecteur identitaire

Loin de faire référence à de simples produits folklorisés ou mis en scène pour répondre à une meilleure attractivité touristique, le patrimoine culturel est l’une des composantes élémentaires de la mémoire collective. Il participe à renforcer le lien social et à ancrer la mémoire dans une dynamique identitaire plus évolutive. Ne se limitant pas à définir un seul trait de culture, le patrimoine culturel renvoie en outre à un ensemble de référents représentatifs des traditions, langues, pratiques sociales et valeurs partagées par une société.

Au regard d’une conscience sociale qui ne cesse de se reconstruire, le patrimoine comme point d’ancrage identitaire permet donc d’unir autour d’une histoire et participe de point de repère aux identités plurielles, conscientes de plus en plus de l’importance du dialogue interculturel. L’usage identitaire du patrimoine prend de ce point de vue des colorations protéiformes, cristallisées avant tout à travers la formalisation d’un sentiment d’appartenance commune qui rassure, éduque à la citoyenneté et génère du sens. Désormais, une conjonction particulière se tisse entre patrimoine et identité pour faire valoir un legs transnational et surtout, des pratiques traditionnelles minoritaires, des arts populaires ou encore des langues et cultures locales souvent marginalisées au profit des patrimoines culturels dominants.

Dans ce même sillage, nous évoquons également l’importance de la question de la transmission dont le rôle est non seulement d’assurer la survie d’une culture, mais de créer une vraie jonction entre les trois ordres : symbolique, territorial et social. De fait, la transmission de cette composante de l’identité culturelle, via le patrimoine entre autres, dépend majoritairement des significations qui lui sont attribuées de même que des approches éducative et citoyenne adoptées pour la valorisation de tout bien culturel.

À cet égard, l’éducation au patrimoine s’avère être de rigueur afin de «surmonter l’oubli » (Arendt, 2006, 260) et de témoigner de l’importance de la question d’appropriation patrimoniale et culturelle. Le recours à la digitalisation et aux nouvelles technologies relève aussi d’une importance majeure, dans la mesure où cette entreprise s’inscrit dans une perspective plus vivante et plus valorisante de l’héritage collectif. Nous renvoyons à ce propos à une certaine accessibilité de l’identité culturelle, rendue possible à travers les plateformes qui numérisent le patrimoine, l’ouvrent au grand public et démocratisent sa gestion.

Une démarche interdisciplinaire dans le traitement du fait patrimonial s’impose vu que la notion se situe au demeurant de plusieurs champs de réflexion notamment, la pédagogie, le tourisme, l’art et l’économie. En véritable levier de développement humain, le patrimoine demeure porteur de mémoire et d’identité résistantes à l’oubli et à toute forme d’assimilation culturelle.

III-La médiation culturelle : passerelle vers une identité plurielle

Le concept de médiation repose sur des questions relatives essentiellement à la réception et l’interprétation du fait culturel. Il accompagne le processus visant à démocratiser l’accès à la culture (Aboudrar & Mairesse, 2016, 32) et ce, à travers la création des espaces d’échange et la reconnaissance des pluralités des références identitaires. Si cette mise en relation entre les deux sphères culturelle et sociale favorise une posture de réception plus évolutive, la médiation se veut aussi de résorber la différence entre les multiples catégories sociales.

En effet, l’accès facilité à la culture participe à atténuer considérablement les clivages entre des origines sociales diverses, de même qu’à développer la faculté critique du récepteur. Il en découle des actions éducatives, sociales et artistiques dirigées vers la médiation et abouties par le dialogue et la cohabitation entre les différentes expressions culturelles. «Acteurs culturels, artistes, publics et chercheurs » (Pailler & Urbain, 2016, 38) sont par suite parties prenantes dans la mise en application efficiente de cette approche participative et élargie de la culture.

Politique, culture et espaces publics s’accordent de facto à mettre en avant le rapport entre individus et groupes au moyen des contenus (inter/trans) culturels aux regards croisés. Il est bel et bien question de trouver une traduction adéquate entre les identités hybrides et éclatées au niveau d’un maillage social. À ce titre, l’identité au regard de la médiation prend part au process d’hybridation qui balise le terrain vers une nouvelle perception de l’autre, non comme « une menace qu’il faut digérer le plus rapidement possible ou une essence figée qu’il faut pieusement préserver, » (Dewitte, 1993) mais plutôt comme un citoyen du monde aux identifications plurielles.

Il importe de souligner que ce pari de la transculturalité rapporté aux concepts de la médiation et de l’identité se heurte toutefois à quelques résistances afférentes par exemple au poids pesant de l’histoire, aux souvenirs douloureux et encore vivants des mémoires, aux représentations sociales parfois immuables et aux mécanismes de défense identitaire qui endiguent l’ouverture à l’altérité.

Pour faire de ce pari une réalité tangible, une approche transculturelle nettement plus efficace consisterait à privilégier le rôle de l’art et des humanités dans la conciliation des âmes, à instaurer une culture de la reconnaissance particulièrement vis-à-vis des identités minoritaires et surtout à repenser, à sa juste valeur, le rôle incombé à l’éducation et aux pratiques éducatives inclusives et participatives.

IV-Le wokisme, des identités rebelles en quête de reconnaissance

Le 21e siècle est sans aucun doute le siècle des identités plurielles. Alimentée par la propagande politique (Moliner, 2024) et les mouvements progressistes, une prise de conscience accrue des injustices sociales, notamment en matière de race, de genre et d'identité (Braunstein, 2023; Tellermann, 2023), le wokisme plaide en faveur de l’acceptation des identités nouvelles et prône l’inclusion des identités les plus minoritaires et les plus controversées. Il encourage les individus à prendre conscience des inégalités systémiques et à défendre les voix marginalisées. L'appropriation de la culture woke par le grand public, s’impose comme un mouvement global qui en fait à la fois un fort marqueur de la supériorité morale et une panique morale (Mahoudeau, 2022).

À la fois adopté et critiqué, choquant et clivant, le wokisme met les questions identitaires et des particularismes au cœur des mouvements de justice sociale et s’impose de plus en plus aux sociétés les plus conservatrices. Choquant et menaçant pour certains, il bouscule les dogmes et les valeurs traditionnelles et dilue les luttes originelles des communautés marginalisées. Pour beaucoup, la culture woke constitue une menace (Heinich, 2024). Elle fait fi de l'authenticité du discours culturel, conduit potentiellement à la marchandisation de la justice sociale et perturbe l’éthique, la manière dont les individus interagissent avec les récits culturels et réagissent aux nouvelles identités rebelles.

La transculturalité et le wokisme se recoupent dans leur exploration des dynamiques culturelles et de la justice sociale. Alors que la transculturalité met l'accent sur la fluidité et l'interconnexion des cultures, le wokisme prône la sensibilisation et l'action contre les injustices systémiques. Le wokisme nous interpelle et offre des perspectives diverses sur les défis et les opportunités que présente la question des identités éclatées dans des sociétés qui continuent de naviguer dans leurs complexités initiales. Il apparaît comme un domaine d'exploration essentiel pour comprendre, appréhender et redéfinir notre relation aux identités, aux valeurs communes et aux patrimoines.